Critique de la Wertkritik

Crise carre

Pour faire écho à une des dernières publications des camarades de « Il Lato Cattivo ».

Les auteurs de cette lettre datée du 3 décembre 2012  ne font partie d’aucun groupe constitué, mais au  moment de sa rédaction leurs références théoriques sont principalement Camatte, Dauvé, Astarian. La lettre tente de cerner quelques points de discorde qui sont apparus entre eux et des tenants de la Wertkritik lors d’une réunion organisée par ceux-ci en novembre 2012.

 

JC à Jappe, 3 décembre 2012


Anselm,

 

j’essaie quelques explications rapides au sujet du « clash » [...] lors de la réunion.

 

[...] 


De toute façon aucun progrès théorique, d’aucune sorte, ne ressort jamais d’une réunion et de sa démocratique confrontation d’opinions forcément inégalement fondées. C’est pourquoi je tente ici une première clarification, très succincte.

 

Comme nous l’avons dit, notre intérêt pour la Wertkritik découle uniquement, non pas de son originalité, largement exagérée, mais au contraire des convergences assez nettes par endroits avec la théorie communiste « post-prolétarienne » (terme de Christian Charrier) élaborée de manière conflictuelle et non unitaire, depuis quarante voire cinquante ans, par le milieu radical principalement français (Camatte, Dauvé, Astarian essentiellement, Roland Simon accessoirement). Ces convergences, comme tu l’as noté, étant principalement  à nos yeux le reflet de la nouvelle époque dans laquelle il apparaît enfin clairement que l‘affirmation du prolétariat, comme classe pour-le-capital autant que comme classe proposant une forme de gestion alternative du capital, est un obstacle majeur à la destruction des rapports sociaux capitalistes.

 

Dans ton cas personnel, comme je te l’ai écrit juste après Lausanne, il s’agissait également d’une intuition, à la lecture de tes livres, que ce monde t’était aussi insupportable qu’à nous-mêmes, et que tes essais pouvaient être animés par une « tension » vers une vie radicalement différente de cette triste survie; tension qui nous rapproche, je l’espère, plus que ne le peut faire le simple accord/désaccord théorique.

 

Les convergences sont nettes de mon point de vue, certaines théorisations datant directement de Bordiga, d’autres plus tardives vers les années soixante ou soixante-dix: Capital comme rapport social et non comme simple domination de classe, capitalistes comme simples fonctionnaires du capital, agents de l’autovalorisation de la valeur, « autogestion » vue comme autogestion du capital, caractère non-porteur d’un dépassement de la lutte économique (d’intérêts) de classe, importance de la domination abstraite du Capital dont l’exploitation est un moment, caractère inessentiel pour les rapports sociaux capitalistes de la catégorie de propriété privée des moyens de productions et du marché « libre », Etat expression univoque du Capital…

 

De plus, dans ton cas, il y a convergence avec certaines idées de Bordiga: communisme n’ayant pas de rapport avec le développement quantitatif des « forces productives », la critique de la Technique (cf entre autres le fameux « Politique et Construction » 1952 :« Il n’est de couillonade, si vaste soit-elle, que la technique moderne ne soit prête à avaliser et à recouvrir de plastique virginal, lorsque cela correspond à la pression irrésistible du capital et à ses sinistres appétits. » « le capitalisme a construit depuis longtemps une base « technique », c’est-à-dire un patrimoine de forces productives qui nous suffit largement […]Mieux : le capitalisme lui-même a trop construit, et il vit dans cette alternative historique : détruire, ou sauter. »), nécessité d’une désaccumulation.

 

Malgré ces convergences, qui ont fait que nous étions enthousiastes à te rencontrer, et sommes contents de l’avoir fait, nous avons tiqué depuis le départ sur ce qui apparaissait comme des divergences, des faiblesses ou des conceptions très contestables (de notre point de vue), et M t’a posé directement plusieurs questions en ce sens. Mais comme je te l’ai déjà dit, la polémique pour elle-même n’est pas notre goût, et je préfère insister sur ce qui nous rapproche.

 

D’autant que tes textes sont, parmi les trois théoriciens de la Wertkritik qui nous sont accessibles […] ceux qui contiennent le moins d’éléments « choquants » pour nous.

 

L’ensemble des éléments qui nous gênent dans la Wertkritik nous autorisent malgré tout à y voir, pour une part, un laboratoire de renouvellement de la sociale-démocratie. C’est-à-dire qu’au noyau théorique « Wertkritik » (=domination abstraite par la valeur/travail abstrait, exploitation comme rapport purement interne) ont pu de manière indéniable se greffer des positions « réformistes » ou tout au moins d’une ambiguité foncière, surtout chez Postone, parfois chez Kurz, très peu a priori chez toi (si on excepte le réformisme de type « anti » : luttes anti-nuisances).

 

Il s’agit d’un simple constat : pointer un problème, et pas d’une intention polémique. Pour illustration, je ne reviens pas sur le fait que Postone fonde toute sa critique du capitalisme sur une très haute productivité sociale du travail (de manière très « marxiste trad ») permettant un socialisme conservant le travail commesphère séparée. Ou sur son absence remarquable de critique de la démocratie, comme sur sa formule très parlante d’une « sphère politique publique sous le socialisme située en dehors de l’appareil d’Etat formel » (p.574 TTDS). Je ferai par contre allusion à la position de Kurz en faveur de l’ »autodéfense israélienne » (Vie et mort p.218) qui précède celle dans son texte de 2012 « pas de révolution nulle part » où il appelle notamment à appuyer en Israel une « force d’intervention de type syndical tout en maintenant la puissance militaire qui tient en respect une coalition de pays hostiles ». Ou bien à l’appel constant de Postone à « la Gauche », et apparemment, j’ai été content que Clément en parle lors de la réunion mais je ne connais pas sa source, l’idée de Postone selon laquelle les nationalisations de Mitterand en 81 auraient pu être investies d’un contenu radical…(tu étais malheureusement sorti lors de cette intervention de Clément).

 

Je citerai encore, entre autres positions discutables de la revue « Sortir de l’économie »n°4, p.131 le texte de Steeve, note de mai 2013 selon laquelle la monnaie tiendra sans doute une place dans la société post-capitaliste…

 

Je dois dire que tes textes sont ceux qui montrent le moins de ce genre de choses, même si d’autres éléments peuvent nous y gêner de manière moindre.

Néanmoins, si penser théoriquement veut dire quelque chose, il est au moins dérangeant que de telles conclusions puissent être tirées des prémisses et du noyau théorique de la Wertkritik.

 

La phrase (détournée et distordue) prétentieuse de Debord, « quand je vois une de mes idées dans la bouche d’un ennemi, je me demande où il s’est trompé », doit être rétablie/retournée dans sa formulation et son sens logique initial: si des conclusions inacceptables peuvent être tirées d’une théorie, c’est que cette théorie les contient au moins en puissance, et mérite donc d’être réexaminée.


C’est donc le premier point: la « radicalité » de la Wertkritik ne peut s’établir que par une condamnation ferme et explicite de ces positions néo-socdem, et la recherche de leur origine nécessaire dans la théorie même.

 

Notre hypothèse serait que ces conclusions viennent, entre autres, de la non-prise en compte de la violence fondamentale que constitue le rapport d’exploitation, la force de travail n’étant en aucun cas une marchandise comme une autre, mais une pseudo-marchandise équivalant à la cession par le travailleur d’un droit de commandement du capital pour un temps donné, du fait de la qualité essentielle de « sans-réserve » (Bordiga) du Capital.  Par cela, il est très probable que ces « sans-réserves », exclus ou non, seront la masse des insurgés du futur, et pas, ou pas centralement, une « association d’individus critiques ». Et il est certain que ces sans-réserves n’auront jamais entendu parler de Wertkritik, et pas lu les feuilles « communisatrices »…Mais nous aurons, en tant qu’individus, à participer avec eux aux tentatives d’assaut du ciel, et à tenter de le faire dans un sens communiste (=reformation d’une communauté humaine véritable, contre la « communauté matérielle » du capital).

 

Si tu as une meilleure idée, très bien, mais il faut en tout cas corriger le noyau théorique si tu veux corriger les « déviations » (à moins que tu décides de manière cohérente de les assumer, ce qui est l’autre porte de sortie), et faire de la Wertcritik autre chose qu’une théorie « radical-chic » pour dîner mondain: « Savez-vous, très cher, que toute notre vile société repose sur la domination abstraite du travail et de l’argent? Comme je vous le dis…Triste époque, n’est-ce pas? ». Qu’un intervenant ait mentionné la « violence » qu’il perçoit à énoncer des idées « Wertkritik » dans…des réunions de famille, est tout simplement risible.

En disant cela, je ne critique absolument pas le fait que pour nous la seule possibilité, et la seule  nécessité actuellement, est la théorie même, et je ne demande pas une « mise en acte  » immédiate; l’activisme et l’immédiatisme n’ont jamais fait partie du courant « post-prolétarien », pas plus qu’auparavant de l’activité de Bordiga et quelques autres à son entour. Depuis longtemps le reproche de rester dans notre « tour d’ivoire » et de condamner tout ce qui « bouge »  a été fait, comme la comparaison à des « moines du marxisme » ou des « gnostiques ». Qu’à cela ne tienne, ces reproches nous font sourire, et quand on voit ceux qui « mettent les mains dans le cambouis » des « mouvements », ils prennent valeur de compliments.

 

Mais je veux mettre en avant le fait qu’il faut pouvoir affirmer, car même tes textes sont réutilisables par une néo-sociale-démocratie écologiste (Décroissants et autres) tant que tu n’abordes pas ces points, que même la crise finale du capitalisme ne peut (avec peu de chances de succès!) mener au communisme(le fait que la Wertkritik ait abandonné le terme est symptomatique) que par un processus douloureux de lutte pour la communisation. A ce propos, certains autour de toi semblent avoir une idée tout à fait fantaisiste et confuse de ce qu’est ce concept: il n’a jamais été question de créer des communautés ou des squats qui commencent directement aujourd’hui à fonctionner de manière communiste! Nous n’avons rien à maintenir en ce monde, et rien à simplement reprendre. Tout est à eux, rien n’est à nous.


Communisation=à partir du moment de la crise insurrectionnelle, la destruction des rapports sociaux anciens s’opère de manière concomitante par l‘affrontement décidé et nécessairement violent avec les forces du Capital (en espérant qu’elles soient le plus décomposées possibles, ce qui réduirait la violence nécessaire) dans le même temps que des rapports sociaux communistes se constituent dans l’activité de crise elle-même (abolition immédiate de l’argent, absence de formes, démocratiques ou non, de décision séparée, emparement des moyens de production qui sont en partie détruits, en partie retournés dans l’optique de ce qu’Astarian nomme une « production sans productivité », nouvelle forme d’activité dans laquelle le but est l’approfondissement de l’intersubjectivité du groupe par le moyen, accessoire, d’une production par exemple…), s’étendent le plus rapidement possible au monde entier(sous peine d’être réabsorbées par le Capital), « éteignant » de plus en plus la nécessité de la violence à mesure de leur approfondissement.(Cf par ex. http://www.hicsalta-communisation.com/textes/la-communisation-comme-sortie-de-crise). Le communisme-but est en même temps communisme-moyen dès le départ de l’insurrection, sans période de « prise de pouvoir » préliminaire avant que les rapports sociaux se transforment, mais sans effacer la nécessité de la confrontation avec le vieux monde du Capital prêt à se reconstituer.

 

C’est ce qui nous a amené à poser la question de l’affrontement et de la violence, et pas une apologie immédiatiste et stupide de toute forme de violence indépendamment du contenu, que nous laissons aux anarchistes et maoistes primaires…

 

Par ailleurs comme je te l’ai dit, les luttes « anti-nuisances » n’ont, même si elles peuvent être nécessaires,aucune radicalité intrinsèque, elle contribuent même lorsqu’elles sont victorieuses à encourager l’idée que des luttes plus ou moins illégales de la base pour exprimer un mécontentement peuvent être entendues et peser sur l’Etat, renouvelant ainsi…la démocratie. En tout cas elles ne sont, pas plus que les luttes revendicatives ouvrières, porteuses de dépassement en elles-mêmes. En faire l’horizon de la Wertkritik conduit à une nouvelle « sociale-démocratie du désespoir » où la lutte porte sur des « anti-réformes » visant simplement à conserver le moins pire, comme la vieille sociale-démocratie visait des réformes pour établir un moins pire…

 

Je passe rapidement sur le fait répété et renouvelé constamment de l’insistance sur l’originalité de la Wertkritik, qui a mon sens tient sur un seul fait: l’effacement ou la mise entre parenthèse de la violence du rapport fondamental du MPC, la séparation du travailleur des moyens de production, la condition de sans-réserve du prolétaire.

 

Une fois ressassé le noyau théorique « Wertkritik », l’analyse du travail abstrait médiation sociale, du Capital auto-valorisation de la valeur (analyse biaisée par cet oubli premier), AUCUNE ANALYSE de la Wertkritik n’est vraiment originale: plus encore, certaines se rattachent dangereusement aux thèses social-démocrates classiques, y compris l’appel à la bonne volonté quelle que soit la position sociale, et d’autres sont empruntées de manière évidente au soi-disant « marxisme traditionnel » honni: notamment l’analyse de la crise, qui est la simple reprise des théories classiques du marxisme à ce sujet (discussion Luxemburg/Grossmann, etc); le travail productif et improductif, le taux de surtravail, de profit, etc. Certaines théorisations de Kurz sont à s’arracher les cheveux dès la première page de « Vie et mort… »: « régulation fordiste » comme ayant permis la sortie de la crise de 29!!!!!!,  emprunté au régulationnisme, école  fondée pour et par des sociaux-démocrates au début des années 80 pour « dépasser » le marxisme…

 

Mais je sais, je n’ai pas lu le  Kurz  vraiment « théoricien », ce qu’il me tarde de faire dès que ce sera linguistiquement possible. Même si les quelques aperçus que tu en donnes sont soit classiques pour qui lit même des trotskystes comme Valier-Salama 1973 (marchandise sans valeur « individuelle » mais comm emasse de marchandise, extraction du surtravail au niveau « social » et pas dans l’entreprise individuelle), soit au minimum discutables (argent sans valeur au Moyen-Age).

 

De toute façon, toute théorie qui a tenté de nier tout lien, même critique, tout fil historique avec le mouvement communiste, et d’abord sous sa forme  prolétarienne (ce que même Temps Critique s’abstient de faire, de manière décidée), a jusqu’ici fini dans la sphère de renouvellement de la sociale-démocratie (Castoriadis, Lyotard, Baudrillard, etc.).

 

Bref, je m’arrête là même s’il y aurait encore beaucoup à dire. Tu n’es pas obligé de répondre, encore moins tout de suite; il s’agissait juste de te soumettre de manière plus construite certaines remarques, certains problèmes…Dont dans la situation actuelle, ni M. ni moi ne pouvons prétendre détenir la solution; mais dont le simple énoncé, et la reconnaissance que ce sont là des problèmes, peuvent constituer, je pense, une ligne de partage entre des positions radicales et leur simple caricature.


Bien à toi, amicalement,

JC

 

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