Le long mouvement « social » contre la « loi-travail » – dite « El Khomri » – qui fait déjà de ce printemps français 2016 une nouvelle référence calendaire pour les amis d’une insurrection toujours à venir, pose sans doute plus de questions qu’il n’en résout. Il laisse en tout cas pour partie déconstruites quelques intuitions que la grammaire postmoderne véhicule, depuis des années, sur la fin du sujet, de l’histoire ou du politique.
« Nuit debout » fut son lever de 
rideau. Une montée en masse au contenu « démocratique » qui, le temps de
 s’éprouver à la lueur des lanternes d’une République à refonder, fit 
suffisamment illusion pour faire venir à elle, à la tombée des jours, un
 sujet-foule dont les Indignados de 2011 restaient une représentation modélique et, sans rire, pour beaucoup, Podemos
 un débouché politique. D’où l’intérêt sans doute exagéré que cette 
multitude sans autre point d’ancrage que celui qui leur était imparti 
(la « place ») suscita dans les médias et chez les adeptes de l’ 
« assaut institutionnel » outre-pyrénéen. On n’est pas précurseur pour 
rien. Et Lordon se prit pour Iglesias. Le temps d’une fête comme seule 
l’époque en offre, préfigurative dans l’intention même qui l’anime d’un 
certain vide d’objectifs. 
Du côté de la jeunesse dite scolarisée
 – ou plutôt dans ses marges, peu politisées mais pas entièrement 
lobotomisées – émergèrent quelques « activistes » d’une cause mal 
définie, mais dont les refus coalisées de la « loi-travail » pouvaient 
faire levier pour exprimer leur mal-être singulier. Ils le firent en 
déclarant valoir « mieux que ça ». Comme si les autres – ceux qui se 
lèvent pour 1200 euros par mois – valaient moins bien qu’eux ! À moins 
que, hypothèse recevable, ils eussent, ce disant, plutôt cherché à 
s’adresser, sur un mode subliminal, à cette tranche d’âge qui était la 
leur et dont on sait qu’elle est massivement gagnée à l’ordre marchand 
et à ses fétiches. Minoritaires dès le début du mouvement et incapables,
 par conséquent, à la différence de ce qui se passa lors du mouvement 
anti-CPE de 2006, de ne « bloquer » autre chose que des trottoirs – et 
encore –, ils n’eurent, après quelques manifs ponctuelles, d’autre 
perspective que de rejoindre la républicaine « Nuit debout » pour 
communier, à leur manière, dans la grand-messe d’une supposée 
réinvention démocratique. Dans l’air, il y avait comme une ivresse de 
parole libérée que l’état d’urgence de basse intensité ne réprima pas. 
Ce fut certes un début, mais nettement moins prometteur qu’on ne 
l’admît, alors, dans les rangs des horizontalistes de la néo-radicalité.
 Nous y reviendrons. 
Profitant du succès d’une pétition contre 
la « loi-travail » diffusée sur Internet, un front intersyndical assez 
large se constitua, autour d’une CGT tout juste sortie d’un congrès 
houleux où sa base, « radicalisée » à l’extrême dans certains de ses 
derniers bastions, avait largement et bruyamment dénoncé les 
positionnements timorés de sa direction. Avec SUD, d’un côté, et FO, de 
l’autre, les sujets non-sujets d’une lutte de classes apparemment
 passée de mode prirent soudain des airs si conquérants que les médias 
du consentement, toujours aussi subtils dans le maniement du concept, y 
virent, dans leur presque totalité, la réapparition d’un spectre où les 
pue-la-sueur, téléguidés par une CGT réinventant l’action directe, 
s’apprêtaient à mettre le feu aux poudres. Il y eut, c’est sûr, dans les
 salles de rédaction climatisées, quelques bouffées de chaleur. Elles 
dictèrent un choix éditorial clair : combattre au canon l’archaïsme du sujet-syndiqué, potentiellement dangereux, en lui opposant la modernité du sujet-foule
 de la « Nuit debout », potentiellement inoffensif. Et la ligne fut 
tenue, au moins un temps, avant que les apparentements d’une 
contestation multiple ne commencent à se brouiller, et avec eux le 
jugement binaire d’un quelconque Joffrin. 
Longtemps, donc, on admit, dans les open spaces
 de la vulgate journalistique que la CGT, qu’on raillait de longue date 
comme dépassée et inefficiente, tenait dans ses grosses mains calleuses 
le sort d’un pays exsangue dont les pauvres habitants souffraient d’être
 pris en « otages ». C’était bien sûr, a contrario de ce que 
cherchaient les plumitifs du social-libéralisme radieux, faire beaucoup 
de cas de sa force. Car si tel avait été son pouvoir, il n’était pas 
inenvisageable qu’elle leur eût définitivement fermé la gueule, à ces 
informateurs, en les congédiant, le temps d’une audace, pour qu’ils 
apprennent à vivre. La vérité, c’est que la CGT surprit par la vigueur 
de sa réaction – surjouée chez le camarade Martinez, mais sincère à la 
base – et que, par un concours de circonstances aussi malaisé à saisir 
par un échotier de base que par un déconstructeur de Paris-VIII, non 
seulement le front syndical ne se fissura pas, mais s’élargit à des 
habitués de la « Nuit debout » lassés d’agiter leurs petits bras en 
signe d’énième approbation du lassant Lordon. 
Chez les 
éditocrates, la haine monta d’un cran ce jour de mai, le 26, où, 
renouant avec une très ancienne tradition offensive de sa branche, le 
Syndicat du livre lia la parution des quotidiens du jour à la 
publication d’un droit de réponse de son secrétaire aux multiples 
calomnies qui se déversaient depuis des semaines sur la CGT. Et il le 
fit. Seule L’Humanité parut, non parce qu’il est l’organe du PC, 
mais parce qu’il publia la tribune en question. Le toujours leste 
Joffrin s’égosilla, faisant cœur avec Gattaz, pour dénoncer l’immense 
atteinte à la liberté d’opinion que constituait ce retour au 
« soviétisme ». Rien de moins. On se demande ce qu’aurait dit ce 
pathétique défenseur du mensonge dominant à l’époque où, dans les années
 1920, la puissante section des Arts graphiques de la très 
anarcho-syndicaliste CNT espagnole exerçait la « censure rouge » sur les
 articles qu’elle jugeait diffamatoires envers tel ou tel mouvement de 
grève. Notons, pour clore l’incise, qu’il y eut aussi, à la même époque,
 quelques anarchistes notoirement connus pour juger que cette méthode – 
radicale entre toutes, c’est vrai – constituait une authentique atteinte
 à la liberté d’opinion (des patrons, pour le cas). Des sortes de Michel
 Onfray, en somme, qui, lui, s’affligea de voir des « robespierristes » 
partout, notamment place de la République, quand le pauvre Finkielkraut,
 dont on sait la modération dans l’invective, fut assez minablement pris
 à partie par quelques excités de base. 
Donc, la CGT joua sa 
partition, celle qu’elle connaît sur le bout des doigts – démonstration 
de force avant négociation –, mais dans un contexte où, d’une part, le 
sous-caporal Valls, tout à sa suffisance de petit maître convaincu que 
de l’état d’urgence à l’urgence d’État il n’y avait qu’un pas à franchir
 (et qu’il pouvait le faire), et où, de l’autre, tenacement partagée 
sembla la colère – exprimée ou retenue – des humiliés d’une « gauche » 
dont les représentants débordent de bassesse. Ce coup-ci, le cercle des 
passions contraires était si particulièrement clos qu’on pouvait y voir 
la première particularité de ce drôle de printemps revendicatif. Entre 
un Parti socialiste saisi d’une étrange logique autodestructrice 
conduisant ses déjà faibles bases électorales à l’écœurement, une 
direction de la CGT privée de ses habituels réseaux de négociation et 
naviguant à vue, des « insurectionnalistes » ravis de passer à l’acte et
 une assez large frange de syndiqués de base et de « nuit-deboutistes » 
susceptibles de les rejoindre – et, de fait, les rejoignant de manif en 
manif –, ce qui commença comme un banal assaut d’indignation prit, le 
temps venant, les allures d’un conflit social d’un nouveau type 
apparemment fédérateur où, venant de partout et de nulle part, les 
sujets juxtaposés de révoltes partielles et contradictoires finirent, 
comme on fait masse, par faire sujet d’un mouvement aux contours certes 
flous, mais réinventant, à sa manière et pour partie, quelques anciennes
 pratiques émancipatrices oubliées. C’est ainsi que, succédant aux 
premières brumes de la nuit républicaine de mars, les grèves du petit 
matin de mai sonnèrent, chez les refuzniks de la « loi-travail » comme un retour de mémoire : non seulement, le sujet-sujet
 n’était pas encore mort, mais il restait, de fait, seul capable de 
paralyser l’économie – ce que, entre nous soit dit, le plus con des 
éditorialistes parisiens sait depuis longtemps et craint comme la peste.
 
Cette donnée de base implique nécessairement plusieurs 
conditions dont aucune, malheureusement, ne fut remplie en ce curieux 
printemps des hardiesses approximatives : pour que la grève joue son 
rôle de blocage, il faut qu’elle soit large, offensive et imaginative. 
Pour le cas, elle ne fut rien de cela. Elle ne fut d’ailleurs même pas 
une grève, mais une multiplication de conflits plus ou moins actifs qui –
 à l’exception des raffineries et, à un degré moindre, des trains – ne 
bloquèrent pas grand-chose. Le fait est là, incontournable, 
déconcertant. Le sujet-sujet n’a plus ni la conscience de sa 
force ni le désir de l’exercer. Il fait petit, et il ne gagne rien. Il 
faudrait d’abord qu’il se désencombre de sa retenue, qu’il s’ensauvage, 
qu’il réapprenne à compter sur ses seules capacités collectives, qu’il 
reconstruise son autonomie de sujet. 
Le nœud à défaire est là. 
Précisément là, dans cette infinie faiblesse d’inspiration des grévistes
 potentiels, mais aussi dans cette réitérante contradiction qui fait 
que, désormais, une grève peut être populaire quant à ses motifs mais 
n’impliquer aucune participation de masse. On sait, bien sûr, et 
clairement depuis 1995, que la modification du salariat, dont 
l’atomisation s’est largement amplifiée depuis, favorise ce phénomène 
d’adhésion « par procuration » qui explique, d’une part, pourquoi les 
sondés ne pensent jamais comme les sondeurs, malgré le matraquage 
médiatique de la fausse parole, et, de l’autre, pourquoi, privé de toute
 perspective d’amplification, tout mouvement socialement revendicatif 
est, par avance, condamné à la défaite. Au-delà de sa position 
objectivement précaire, le sujet-spectateur, essentiellement 
jeune, celui qui comprend (ou soutient) la grève sans jamais la faire 
lui-même, agit donc, là encore objectivement et par son abstention même,
 comme on a souhaité qu’il agisse, c’est-à-dire comme non-sujet de sa 
propre exploitation. Au mieux, il sera « nuit-deboutiste » ou supporteur
 d’un quelconque candidat-citoyen. Et ce sera la seule manière qu’il 
aura trouvée de contourner le mur de regrets qui cerne sa 
pseudo-existence. 
Au nom de quelle impossibilité systémique 
serait-il, en effet, acceptable de n’être que ce que le système veut 
qu’on soit, un simple rouage – précaire – de sa reproduction ? Au nom de
 quel principe de réalité supposé, cette misérable place imposerait, 
pour ne pas la perdre, qu’on s’abstînt de vouloir la changer ? Au nom de
 quelle inéluctable pesanteur, les non-sujets devraient-ils le rester ? 
Il peut arriver que la lâcheté se pare d’excuses, là où il faudrait de 
l’effort, de la persévérance et de l’invention. Car tout système a ses 
failles, et celui-ci plus qu’un autre. On peut le paralyser sans même 
quitter son siège. Il suffit d’en connaître ses faiblesses et d’appuyer 
sur la bonne touche. Encore faut-il en avoir l’idée, le goût et la 
capacité ? Le sabotage fut l’arme des exploités du temps où la précarité
 était leur condition et le « livret ouvrier » leur viatique 
obligatoire, exigeable à tout carrefour par les agents du contrôle 
policier. Et pourtant le mouvement ouvrier émergea de ce no man’s land 
des droits comme nécessité première pour transformer les non-sujets de 
l’époque en sujets actifs de l’émancipation humaine. À partir de 
minorités agissantes ayant fait levier de la science de leur malheur 
ouvrier, tout le fut arraché à la force du poignet, de lutte en lutte. 
Les grévistes « par procuration » d’aujourd’hui devraient apprendre de 
l’histoire s’ils veulent, un jour, vouloir la faire. En vrai. 
C’est-à-dire en bloquant le plus massivement possible le cœur de la 
reproduction marchande – que les « insurrectionnalistes » confondent, à 
l’évidence, avec le blocage de l’hypermarché du coin. 
Le vocable
 « casseurs » relève du langage médiatico-policier. Il fait sens dans 
les chaumières où la lumière numérique éclaire les passions tristes des 
quotidiens blafards de la soumission ; il fait sens parce qu’il fait 
peur, comme tout fait peur quand la peur devient une forme de 
gouvernement. Sa méthode. Des « casseurs », il y en eut comme jamais au 
cœur des métropoles de ce printemps confusément offensif. De tout genre,
 de toute sorte, suréquipés ou touristiques, zapatisés ou adeptes du 
frisson, activistes de la « joie armée » ou du fun, de 
« l’insurrection qui vient » ou du simple baston, de l’autonomie 
logotypée anarchiste – les A cerclés proliférant, comme pour dire 
« c’est nous, c’est nous ! » à des flics qui n’en doutaient évidemment 
pas – ou de basistes de diverses marques syndicales simplement fatigués 
de défiler pour rien. Pot-pourri d’illusions et d’impuissances, de 
radicalités sans cause et de causes sans radicalité, de colères 
conjuguées mais pas forcément convergentes, de grand jeu et de pas 
perdus. Là fut, sans doute, la principale singularité – spectaculaire et
 spectaculairement médiatisée – de ce printemps hors normes où, dépassés
 jusque dans la maîtrise du territoire, les services d’ordre syndicaux, 
et celui de la CGT en particulier, abandonnèrent, un temps, les têtes de
 manif à leurs pires ennemis d’hier. 
On pourrait y voir un choix
 stratégique, une manière de faire savoir au sous-caporal ministre 
premier du rang que, sans négociation, le feu pouvait prendre, mais on 
en doute. On pense plutôt que le tag était dans le vrai : « Ce n’est pas
 la manif qui déborde, c’est le débordement qui manifeste ! » Du côté de
 la Sûreté générale, en revanche, comme on disait du temps des « bandits
 tragiques », il y avait quelque intérêt à laisser prendre l’apparente 
émeute, en la provoquant au besoin, avant que de l’éteindre aux lueurs 
des « JT » de 20 heures, histoire de montrer aux assis que la force 
reste toujours à la force. Même s’il n’est pas vain de rappeler, au 
passage, que près de 3 000 « casseurs » ou apparentés furent appréhendés
 au cours de ces événements – dont plus d’une centaine furent jugés en 
comparution immédiate et condamnés –, le manifestant de base put 
constater, pendant le déroulement des défilés de mai et juin, que les 
experts du maintien de l’ordre introduisirent une nouveauté dans leur 
dispositif policier qui consistait à encourager les débordements, 
pendant les manifs et même avant qu’elles ne démarrent, pour ne les 
réduire qu’à l’heure dite et après leur avoir laissé le champ de jeu 
ouvert. Attitude qui induit que, contrairement à ce que théorisent les 
« insurrectionnalistes » de plume, ce n’est pas l’insurrection qui 
vient, mais la contre-insurrection qui progresse et que, état d’urgence 
aidant, elle sait doser sa riposte en fonction de sa seule volonté 
démonstrative. 
Comme son ancêtre soixante-huitard, mais sur un 
autre registre, le gauchisme version « insurrectionnaliste » ou/et 
post-moderne a le ton enjoué et l’esprit court. Il lui en faut 
finalement peu pour voir dans tout geste de casse pointer la force d’un 
désir collectif de « destitution ». Quelques vitrines de banque ou 
panneaux publicitaires mis à bas dans la liesse – liesse partagée, 
notons-le, quoique sur un mode mineur et non actif, par nombre de 
manifestants traditionnels – lui ont suffi, pour le cas, à recycler ses 
enthousiasmes rhétoriques sur la digne rage, la radicalité organisée, 
l’agrégation des forces autonomes, l’agir politique et tutti quanti.
 On peut y voir l’effet d’une auto-croyance infiniment cultivée dans 
l’entre-soi des petites sécessions contemporaines et tout aussi 
infiniment mise en mots – et répétitivement auto-citée – par ses 
invisibles mais très médiatisés experts en illusoire. On pourrait aussi y
 voir un trait d’époque : l’indifférencié de l’excès. Comme la parodie 
du négatif ou l’esthétique du tapage, l’outrance langagière ne 
s’adresse, en fait, qu’au pouvoir, celui que l’ « insurrectionnalisme » 
prétend « suspendre » et qu’il ne cesse de sous-estimer. C’est en cela 
qu’il se trompe, car il n’est de dissidence possible, c’est-à-dire 
fondée, sans fidélité à l’histoire qui nous a faits rebelles, de même 
qu’il n’est de conviction possible, c’est-à-dire authentique, sans 
exercice permanent de la lucidité. Y compris vis-à-vis de soi-même. 
Connaître la force de l’adversaire et la sienne, c’est s’éviter de 
sombrer dans la grandiloquence ou le ridicule. 
Le sujet-manifestant est, en réalité, aussi divers que le sujet-« casseur ».
 À force d’être baladé sans autre perspective que d’attendre la 
prochaine ronde, il peut aussi s’amuser de voir des jeunes gens 
déterminés rompre la monotonie des défilés, surtout quand leurs cibles 
sont claires et sagement évités les affrontements avec les forces de 
l’ordre. Le sujet-« casseur », lui, s’inscrit dans une sorte 
d’au-delà offensif : il se voit généralement comme le vengeur masqué, 
celui qui va finir par ouvrir l’espace à l’émeute. Il en rêve de cette 
émeute et, en attendant, il jouit de ses actes. Son attitude est 
évidemment infra-politique, mais il s’en fout. Il est là pour montrer la
 voie sans songer un seul instant que, dans la coulisse, ceux qui tirent
 les ficelles peuvent eux aussi avoir quelques raisons de se réjouir de 
son activisme débridé. En réalité, ce n’est pas la casse qui pose 
question, mais sa fétichisation qui fait problème. Et là, les 
« casseurs » n’y sont généralement pour rien. Ils ont vécu l’extase, 
pris des poses – et à l’occasion quelques selfies –, mis tout ça 
sur la Toile avec commentaires orgasmiques appuyés. S’il y a dans cette 
démarche une évidente similitude avec l’exhibitionnisme et 
l’infantilisme du sportif qui raconte infiniment ses exploits de match, 
la fétichisation vient d’ailleurs : des médias, évidemment friands de 
casse en tout genre, mais surtout des théoriciens aux petits pieds dudit
 gauchisme qui, traquant le signifiant avec emphase, finissent par se 
convaincre, entre amis, que, pour le coup, l’insurrection n’était pas 
loin, ce qui, entre nous soit dit, devrait carrément porter à sourire si
 leur délire n’était pas si réitératif. À partir du moment où il l’est, 
il ne reste qu’à le combattre. Comme fausse alternative, comme impasse. 
De la même façon que, dans notre camp, les armes de la critique se sont 
exercées, en d’autres temps, contre les ravages du « parti armé » et, il
 y a peu, contre l’inconsistance politique de l’indignation de masse 
dont la seule victoire fut de relancer l’illusion « démocratique » 
portée par Syriza ou Podemos et, par force, son lot de désillusions à venir. 
En
 vérité, ce printemps fut celui des émotions contradictoires et 
contrariées. De l’analyser en simple militant de la « vieille cause », 
on n’y verra, en pessimiste, que ses faiblesses, qui furent nombreuses, 
et, en optimiste, que ses élans, qui existèrent. Il fut un temps, pas si
 lointain, où, au sortir du tunnel des années 1980, l’on chercha à 
s’auto-convaincre que les temps étaient trop rudes pour désespérer. D’où
 l’obligation d’enthousiasme qui accompagna, même chez les plus 
sceptiques, toute aspiration (alter-mondialiste) à un « autre monde ». 
Il fallait en être comme on est du camp qui se lève et qui marche. Vers 
quoi ? C’était la question, mais il était malvenu de la poser. 
Aujoud’hui
 que des révoltes éclatent, ici ou là, sans que le monde change pour 
autant – ou alors sur le mode illusoire (et généralement en pire) –, 
c’est bien leur contenu qui fait question. Examiné à partir de cette 
perspective critique, le printemps français de 2016 révèle, à n’en pas 
douter, plus de faiblesses que d’élans, mais il aura eu le mérite de 
laisser ouvertes quelques pistes de réflexion qu’aucun observateur de la
 question sociale ne saurait ignorer. La première, c’est évidemment sa 
centralité dans toute perspective émancipatrice. Le mouvement ne devint 
menaçant que lorsque, même minoritairement et en désordre, des points 
névralgiques de l’économie furent bloqués ou en voie de blocage par des 
travailleurs en grève. La deuxième, c’est la dérive interne aux 
syndicats de contestation de la « loi-travail » (surtout la CGT) entre 
des bases désireuses d’en découdre et des baronnies rétives au bras de 
fer. La troisième, c’est l’apparition, par-delà les appartenances de 
boutique et à partir de ces bases mêmes, d’une tentation de dépassement 
des vieux réflexes. Elle ne déboucha, certes, sur aucune tentative 
réelle de coordination horizontale, mais son approfondissement, s’il 
avait lieu, pourrait être prometteur. 
Sans cela, sans cette 
aptitude à réinstaller, de fait et non par raccroc, la question sociale 
au cœur des offensives, à créer des convergences entre les luttes, à 
réinventer des méthodes capables d’entraîner le maximum de salariés 
précaires dans les mouvements à venir, il est, par avance, acquis que 
l’éphémère de la pseudo-nouveauté citoyenniste ou 
« insurrectionnaliste » continuera de ne « bloquer », à dates plus ou 
moins répétées, que du symbolique. Ce qui est sans doute assez pour ses 
troupes, mais très largement insuffisant pour avoir quelque chance de 
débloquer, pour de vrai, avec ou sans insurrection, le verrou de la 
domination. 
Freddy GOMEZ
A contretemps - Bulletin de critique bibliographique / dimanche 17 juillet 2016; http://acontretemps.org/spip.php?article611

